Ces deux extraits issus de Par-delà le bien et le mal de Nietzsche font essentiellement références à Descartes. Ceux qui ont lu le Discours de la méthode comprendront rapidement la critique.
Une petite explication préliminaire pour être directement dans le vif du sujet, ce passage traite du fameux je pense, donc je suis. et du principe de base de Descartes, c'est à dire les certitudes sur lesquelles il repose sont développement.
Merci Nico pour ce livre.16.
Il y a encore des observateurs assez naïfs pour croire qu'il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou, comme ce fut la superstition de Schopenhauer, « je veux ». Comme si la connaissance parvenait à saisir son objet purement et simplement, sous forme de « chose en soi », comme s'il n'y avait altération ni du côté du sujet, ni du côté de l'objet. Mais je répéterai cent fois que la « certitude immédiate », de même que la « connaissance absolue », la « chose en soi » renferment une contradictio in adjecto : il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots. C'est affaire du peuple de croire que la connaissance est le fait de connaître une chose jusqu'au bout. Le philosophe cependant doit se dire : « Si je décompose le processus logique exprimé dans la phrase « je pense », j'obtiens une série d'affirmations hasardeuses dont le fondement est difficile, peut-être impossible à établir, — par exemple, que c'est moi qui pense, qu'il doit y avoir, en général, quelque chose qui pense, que « penser » est l'activité et l'effet d'un être, considéré comme cause, qu'il existe un « moi », enfin qu'il a déjà été établi ce qu'il faut entendre par penser - c'est-à-dire que je sais ce que penser veut dire. Car si, à part moi, je n'étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler pour savoir si ce qui arrive n'équivaudrait pas à « vouloir » ou à « sentir » ? Bref, ce « je pense » laisse prévoir que je compare mon état momentané à d'autres états que je connais en moi, pour établir de la sorte ce qu'il est. À cause de ce retour à un « savoir » d'origine différente, mon état ne me procure certainement pas une « certitude immédiate ». — En lieu et place de cette « certitude immédiate », à quoi le peuple croira peut-être dans le cas donné, le philosophe s'empare ainsi d'une série de questions de métaphysique, véritables problèmes de conscience, tels que ceux-ci : « D'où est-ce que je tire le concept penser ? Pourquoi est-ce que je crois à la cause et à l'effet ? Qu'est-ce qui me donne le droit de parler d'un moi, et encore d'un moi comme cause, et enfin d'un moi comme cause intellectuelle ? » Celui qui, appuyé sur une sorte d'intuition de la connaissance, s'aventure à répondre immédiatement à cette question de métaphysique, comme fait celui qui dit : « je pense et sais que cela du moins est vrai, réel, certain » — celui-là provoquera aujourd'hui chez le philosophe un sourire et deux questions : « Monsieur, lui dira peut-être le philosophe, il paraît invraisemblable que vous puissiez ne pas vous tromper, mais pourquoi voulez-vous la vérité à tout prix ? » —
17.
Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n'avouent qu'à contre-cœur. C'est, à savoir, qu'une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c'est moi qui veux ; de sorte que c'est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l'attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l'antique et fameux moi, c'est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n'est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c'est déjà trop s'avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l'interprétation d'un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : « Penser est une activité, il faut quelqu'un qui agisse, par conséquent... » Le vieil atomisme s'appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l'atome. Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d'affaire sans ce « reste terrestre », et peut-être s'habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit « quelque chose » (à quoi s'est réduit finalement le vénérable moi).